Pour changer, je vous propose un peu de lecture avec cette historiette "valentinesque".
Comme chaque matin, il presse
le pas.
Reflexe habituel. Il est
toujours en retard.
Pourtant il habite à proximité
de son travail. Peut-être en est-ce la cause... Savoir qu’il a tout son temps,
qu’il ne lui faut que cinq à six minutes pour arriver à son bureau ne l’incite
pas à faire beaucoup d’efforts.
Il connait par cœur le chemin
à parcourir. Sortir de l’immeuble, tourner à gauche jusqu’au bout de la rue,
puis à droite pendant deux cent trente sept mètres, exactement.
Les voisins l’aiment bien. C’est
un p’tit gars du quartier.
Avec son mètre quatre vingt
dix, ses épaules larges, sa taille fine et sa mèche qui retombe
systématiquement sur les yeux, c’est vrai qu’il ne passe pas inaperçu.
Il connaît une bonne partie
des habitants qu’il croise et les commerçants qui ouvrent leurs boutiques. Un
bon mot par ci, une bise ou une poignée de main par là, un « et comment
allez-vous aujourd’hui ? », un « ça va pas mal et toi ? »,
etc. Sans oublier les « et comment va ta maman ? »
Ah sa mère. !...
Dans la rue, tout le monde la
connaît. Si elle se présentait aux élections, nul doute qu’elle l’emporterait
au premier tour. Il se demande même si la gentillesse à son égard n’est pas
conditionnée par la volonté d’avoir des nouvelles de sa génitrice. Parfois, en
saluant quelqu’un, il ne sait pas si le sourcil levé de la personne marque un
intérêt pour sa personne ou l’interrogation de voir un aussi grand garçon
encore hébergé par ses parents. Mais peut-être n’est-ce que le fruit de son
imagination.
Si personne ne lui parle de sa
mère, s’il n’est pas obligé de demander des nouvelles d’untel ou d’unetelle, il
devrait arriver juste à temps. Mais rares sont les jours où il ne doit pas
terminer au pas de course. Sans être particulièrement sportif, c’est peut-être
cela qui lui permet d’entretenir sa forme.
Les gens le trouvent agréable,
gentil bien qu’un peu tête-en-l’air. C’est vrai qu’il semble souvent perdu dans
ses pensées. D’ailleurs, certains le surnomme « Le Pierrot ». Cette
impression s’accentue les jours où il est vraiment en retard ! Mais il
peut y avoir des raisons. Peut-être qu’il n’a pas pris le temps d’essuyer ses
lunettes et qu’il perçoit le monde noyé dans une sorte de brouillard ou que
cette attitude est un moyen pour ne pas être stoppé dans sa course. Qui sait…
Elle aussi est en retard, mais
pour d’autres raisons.
Elle déteste cela.
Elle vient de traverser toute
la ville pour présenter son travail à un futur client. Du moins elle espère
qu’il deviendra un futur client. Elle a planché une bonne partie de la nuit
pour finaliser le dossier, a très peu dormi, a pris beaucoup de temps pour se
préparer, s’habiller, se maquiller un minimum, tant le stress lui faisait
trembler les mains.
Elle a même oublié de prendre
son petit déjeuner. Tant pis, elle s’arrêtera dans un café après son rendez-vous.
S’il est positif, ce sera un grand chocolat chaud avec croissants et petits
gâteaux. S’il est négatif, elle prendra aussi un grand chocolat chaud avec plus
de croissants et de petits gâteaux. Pour se consoler…
Elle consulte à tout bout de
champs le GPS de son téléphone portable.
Elle ne connaît pas du tout ce
quartier. Elle a pris soin de repérer son itinéraire sur internet avant de
partir mais s’étant assoupie dans le bus, elle a loupé le bon arrêt et est
descendue deux stations plus loin.
Aussi, elle trottine, le
dossier sous le bras, dodelinant de la tête entre les façades, les noms des rues
et son écran afin de se repérer.
C’est dans ces moments là
qu’elle se demande pourquoi elle est venue s’installer en ville.
Elle était si bien « dans
sa campagne ».
Ce possessif, elle l’a
toujours entendu. Ses parents, ses voisins ne prononçaient jamais les mots « province », « ruralité »,
« territoire » mais ils parlaient toujours de « notre terroir »,
de « notre pays ». De sa jeunesse dans les prés et les champs, elle a
gardé le teint frais, les joues naturellement roses des filles habituées à
courir dans la nature. Là-bas, elle ne s’est jamais sentie seule. Les animaux,
domestiques ou sauvages et les arbres étaient des compagnons de chaque jour. La
solitude, elle l’a rencontrée ici.
Elle a le sentiment qu’en
ville, les gens ne se rencontrent jamais, qu’ils s’ignorent et ne s’intéressent
pas à leurs voisins. Parfois elle se demande si leur cœur est aussi gris, aussi
minéral que le décor dans lequel ils vivent. C’est sans doute ce manque de
verdure, de calme et de silence qui distend les liens sociaux. C’est vrai que
dans son quartier périphérique, elle ne connaît personne. Bien sûr, elle part
le matin de bonne heure et rendre souvent très tard en fin de journée.
De ce fait, elle semble
toujours pressée et les rares personnes qu’elle rencontre dans l’escalier de
son immeuble l’ont qualifiée de « speedée ». Pourtant elle aimerait
bien partager autre chose qu’un « bonjour-bonsoir » avec eux. Mais
elle ne perd pas courage…
Pourquoi a-t-il fallu qu’il
croise Bruno ce matin ? Il est sympa Bruno. Lui, a toujours le temps.
Jamais il ne se presse. Jamais il n’est en retard. C’est du moins le sentiment
qu’il donne. Ordinairement, il aime bien
discuter de tout et de rien avec lui, comme ils le faisaient au lycée, il y
a... pas si longtemps !
Mais comme il ne sait jamais
comment abréger la discussion, cette fois encore il se retrouve vraiment très
en retard et c’est en courant qu’il amorce le dernier virage à gauche, avant les trente
sept derniers mètres à parcourir. Il se dit qu’il doit faire plus attention à son
« timing » sinon son patron va finir par le mettre à la porte.
A priori, les bureaux de son
client ou plutôt de son futur client, se dit-elle en croisant les doigts (ce
qui est difficile en serrant un volumineux dossier d’une main et en tenant un
smartphone de l’autre) se situent à proximité. Une centaine de mètres après
avoir tourné dans la prochaine rue à droite. Elle regrette de ne pas être
chaussée de chaussures de sport. Pour avancer rapidement, les escarpins ne
facilitent pas les choses. Il lui semble qu’elle tricote plutôt qu’elle ne marche.
« Encore heureux qu’il ne pleut pas, se dit-elle. Je ne sais pas
comment j’aurais pu porter un parapluie. J’espère que ce ciel azuré et ce
soleil d’hiver est un bon présage pour cette journée. »
Elle devrait être juste à
l’heure si elle ne faiblit pas, si elle garde la cadence. Ne dit-on pas que
l’exactitude est la politesse des rois ? Ou des reines dans ce cas de
figure !
Le choc était inévitable.
Et ils ne l’ont pas
évité !
En voulant serrer au plus près
l’angle du bâtiment, ils se sont télescopés.
Un vrai grand et beau face à
face.
Lui, a perdu sa paire de
lunettes.
Elle se retrouve assise sur le
trottoir, son téléphone portable entre ses jambes et son dossier en partie
éparpillé devant les pieds de son renverseur
- Je suis désolé. Etes-vous
blessée ? Lui demande-t-il en l’aidant à se remettre sur pieds.
- Non, ça ira, dit-elle en
s’agenouillant pour rassembler les feuillets de son dossier.
- Attendez, je vais vous aider,
reprend-t-il en récupérant sa paire de lunettes. Mais pourquoi courriez-vous
ainsi ?
- C’est la meilleure !
C’est vous qui sembliez préparer un championnat de course à pieds !
- Mais non, je vous assure
que…
- Vous auriez pu regarder où vous alliez, tout
de même !
En voulant saisir la même page,
leurs doigts se frôlent. Dans un ensemble parfait et synchronisé, ils retirent
leur main et relèvent leur tête. Leurs yeux se croisent. Ils restent statufiés,
fascinés par ce qu’ils trouvent dans le regard de l’autre.
Sans se parler, ils n’ont
jamais eu une telle conversation, une telle intensité de propos que pendant
cette seconde d’éternité. Attirés par la profondeur de leurs regards, ils
plongent sans retenue dans le jardin d’Eden que chacun trouve en l’autre.
Sans le savoir ni le vouloir,
les mains qui s’étaient fuies se rapprochent et s’unissent. Toujours connectés
l’un à l’autre, ils se redressent. Se font face. Les deux autres mains se sont
également réunies.
Insensiblement, ils se
rapprochent l’un de l’autre…
- Je m’appelle Agathe,
susurre-t-elle d’une voix qu’elle ne reconnaît pas. Sais-tu quel jour nous
sommes ?
Le tutoiement lui est venu
naturellement, malgré elle.
- Pas vraiment, lui
répond-t-il sur le même ton, aux alentours de la mi-février, je crois.
- Nous sommes pile le quatorze
février.
Leurs corps finissent par se
plaquer l’un à l’autre. Leurs lèvres se rapprochent. Elle lui susurre dans un
souffle :
- Veux tu être mon valentin ?
- Valentin ?
- Oui, veux tu être mon
valentin ?
- Désolé, je ne suis pas
Valentin, je m’appelle Régis. Je pense qu’il y a erreur sur la personne. Vous
me prenez pour quelqu’un d’autre.
Le charme est rompu.
- Bon, ce n’est pas tout ça,
continue-t-il, je vais vraiment finir par être en retard.
Il retire ses mains, fait un pas en arrière, remet en place sa mèche tombée sur ses yeux, réajuste sa cravate et s’élance d’un pas décidé vers son travail en lançant un « Bon et bien au revoir, mademoiselle. »
Tétanisée, il lui faut un
instant pour comprendre qu’il est parti.
Elle se retourne et le voit
trottiner le long du trottoir. Elle aussi rajuste sa tenue et vérifie que son
téléphone fonctionne toujours. Puis avant de poursuivre sa route, elle se
retourne une dernière fois et ne peut s’empêcher de clamer en direction de son
inconnu :
« Mais quel
crétin ! »
Fin
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